Planet Arrakis

Jeux de rôle, jeux de plateau, prenez ce qui vous plait…

Pourquoi vous devriez essayer l’Apocalypse, now ?

Depuis 13 ans, Apocalypse World, l’intuition géniale de D. Vincent et Meguey Baker, a enfanté une génération entière de jeux « propulsés par l’Apocalypse ». Le Commandeur des Croyants, toujours prêt à lancer un Jihad à gauche ou à droite, est longtemps passé à côté du phénomène jusqu’à ce que le Duc de Nouméa ne lance une partie séminale de Monster of the Week. L’ironie étant que cette partie, très bien masterisée, a beaucoup plus plu à votre serviteur qu’à notre Duc, qui – selon ses propres dires – « aime jeter un peu plus de dés que ça !! »… On ne se refait pas.

Mais pour sa part, après une trentaine de parties masterisées (Monster of the Week, Dominion, Apocalypse World), Paul Moud Ubid se croit en mesure d’expliquer pourquoi il est tombé amoureux de ce système de jeu(x).

Si les jeux PbtA possèdent désormais de nombreuses variantes (avec ou sans MJ, avec ou sans dé), ils reposent pour la plupart sur 3 principes très forts.

1, jouer pour voir où ça nous mène.
C’est-à-dire ne pas suivre un scénario, ne pas résoudre une énigme. Au contraire, faire émerger l’histoire en fonction des actions des personnages…

2, être fan des personnages/poser des questions comme un malade
L’objectif est de faire émerger la partie par les joueurs. Si les joueurs sont censés construire un peu l’univers dans les jeux traditionnels, cela dépasse rarement la création du background initial de son seul personnage. Ici, c’est une invitation très forte à le faire et surtout, à continuer à le faire tout au long des parties… Et ce n’est pas complétement – nous y reviendrons – de la « narration partagée »…

3, quand on dit quelque chose, on le fait
En clair, cela veut dire que le personnage agit, et qu’on lance les dés ensuite pour voir les conséquences. On ne tente pas de faire quelque chose en demandant l’autorisation à un jet de compétence. Cette différence, qui semble subtile, est en fait fondamentale. Le personnage agit, personne ne peut l’en empêcher, mais il peut y avoir un prix à payer. On parle donc de Manœuvre (« Move« ), plutôt que de Compétence. Il y en a peu, et elles sont très génériques…

On le voit, ces principes ne sont pas tant d’une révolution qu’une théorisation intensive, qu’une formalisation très précise de notre pratique. Pour un vieux briscard comme moi, il y a plaisir à voir qu’Apocalypse World tire parti de l’expérience accumulée des rôlistes.

Intégrer 50 ans de jeu de rôle
La posture initiale du JDR, c’est – si on schématise un peu – une pseudo relation SM. Le Maître de Jeu, omnipotent et omniscient (fait semblant de) connaître parfaitement les règles. Il martyrise ses Joueurs (pour de faux) et fait semblant, la plupart du temps, de vouloir les tuer.

La réalité est tout autre : le Dungeon Master les gave en réalité d’or et de victimes, d’épées magiques et de fioles de soins. Les XP coulent à flot, dans le but de monter le plus haut niveau possible. Comme dans les jeux de l’enfance (Cowboys et Indiens, Gendarmes et Voleurs), on joue à se faire peur. Pour de faux. Mais les joueurs finissent toujours par triompher.

De sorte que ces jeux sont écrits ainsi. « Punissez les joueurs » lit-on par exemple dans la Campagne Impériale. « Soyez implacables », dit L’Appel de Cthulhu. Mais comme le disait aussi Gary Gygax : les dés servent surtout à faire du bruit derrière l’écran. Donc, le MJ compense en permanence : un dragon trop fort ? On baisse ses PDV… Une tâche trop ardue ? On donne un bonus… Un personnage mourant ? Une fiole de soin se trouve dans le coffre de la Liche. On a perdu la piste de l’intrigue ? Jet de Perception…

Un investigateur cherche la suite du scénario grâce à un jet de Perception réussi…

Apocalypse World a digéré tout cela. Puis il l’a recraché, pour repartir à zéro en proposant exactement le contraire…

MJ sans dés : le joueur maître du jeu
Les Baker ont d’abord interdit au MJ de lancer des dés : impossible, désormais, de modifier ce jet derrière l’écran. D’ailleurs, il n’y a plus d’écran ! Manœuvre du joueur + Carac, un point c’est tout. On lance 2d6. Si l’on fait plus de 10, c’est Réussi. 7 à 9, c’est Réussi avec conséquence négative. Moins de 6 : c’est Raté avec conséquence négative. Pas de bonus, pas de bidouillage pour atténuer les conséquences. Le joueur est Maître du Jeu, pourrait-on dire. Cela fonctionne particulièrement en combat, où l’affrontement est remis à sa vraie place narrative.

Des combats narrativement corrects (enfin !)
Dans la vie ou dans un roman, un héros tue rarement un garde pour s’introduire dans un château… il cherche avant tout à s’introduire dans le château ! Mais dans le jeu tradi, la solution la plus simple est souvent de tuer toute opposition. Les jets pour assommer ne sont pas clairs, on n’est pas sûrs de réussir son jet, etc. Là aussi, les MJs améliorent souvent les règles tradi (en n’en tenant pas compte, la plupart du temps !) Dans les PbtA, les règles prennent le problème dans le bon sens, c’est à dire celui de l’action. Que veut le joueur ? Neutraliser le garde en l’assommant ? En le convaincant de se taire ? En le menaçant de mort ? En le tuant, vraiment ? Vous l’annoncez puis vous lancez les dés. Mais attention, ce n’est pas parce que le MJ ne lance pas de dés que le PNJ n’agit pas ! Exemple, à Dominion, les options sont les suivantes pour la manœuvre AFFRONTER UN ADVERSAIRE :

  • Réussi : le garde s’incline (ou vous lui infligez des dégâts)
  • Réussi avec conséquence négative : le garde est neutralisé à condition de RESTER DE MARBRE (une autre manœuvre qui peut par exemple blesser le PJ), ou encore : le PJ inflige et subit des dégâts
  • Raté : le garde n’est pas neutralisé, il peut donner l’alarme ; le PJ inflige et subit des dégâts

La différence est claire : dans tous les cas, le PJ obtient quelque chose, mais pas forcément ce qu’il souhaitait.

Des points de vie et des blessures réalistes
Les PbTA gèrent efficacement les souffrances des personnages, des PNJ et des monstres, reprenant des innovations qui datent, par exemple, des « Etats » de Vampire (1991). Face à l’accumulation D&D, aux PJs à 50 points de vie qui prennent des dégâts pendant une demi-heure avant d’envisager une retraite glorieuse, les PbtA proposent en tout et pour tout 6 PDV, quel que soit le personnage (PJ ou PNJ). Et fixe des dégâts par arme : dague 1-dégât, pistolet-2 dégâts, chute-3 dégâts, etc.) Ce qui signifie que la comptabilité des points de vie n’est plus un sujet, mais l’état du PJ, si. Et ils proposent donc des conséquences réalistes : blessures, humiliations, mutilations, selon le genre du jeu…

Ah le bon vieux temps où les gold pieces, les points de vie, et les épées vorpales coulaient à flots !

Une gestion de l’expérience lié aux personnages
Plutôt que de baser l’expérience sur l’accumulation de morts (nombre de monstres tués à D&D), sur la bonne résolution de l’intrigue (Warhammer) ou sur des bons points accordés au roleplay selon le bon vouloir du Conteur (Vampire), les PbtA proposent de récompenser les interactions entre les personnages (Apocalypse World), l’utilisation de toutes les caracs (AW), ou les échecs (Dominion, Monster of the Week). Au-delà des implications philosophiques que cela suppose (D&D pouvant être considéré comme un jeu capitaliste (on s’enrichit, et plus on est riche, plus on est riche)) ou scolaires (récompenser la bonne gestion du scenario à Warhammer), il est intéressant de voir que les PbtA récompensent la « Bonne histoire ».

Mais qu’est-ce qu’une bonne histoire ? C’est une histoire qui respecte le genre. A Apocalypse World, on joue des barbares sans foi ni loi, qui tentent de survivre dans un monde desespéré. A Night Witches, des femmes qui tentent de survivre également, entre l’horreur de la guerre et la dictature stalinienne, mais qui auront aussi des histoires d’amour. A Dominion, des aristocrates qui se battent pour sauvegarder leur honneur et leur Maison. Tous ces jeux incitent (et récompensent) le play-to-lose, ce mode de jeu contre-intuitif qui pousse le joueur à se mettre en danger dans le sens de la fiction, c’est à dire la tragédie. Par exemple, à Dominion, quand une courtisane voit sa beauté faner, elle gagne des points… A Apocalypse World, Big Bill en fait autant s’il connait mieux Zarga, la Taulière, en couchant avec elle…

Dame Jessica ou Zarga,
deux salles, deux ambiances…

Ces points s’échangent contre une progression, elle aussi, logique : gagner d’autres Manœuvres, augmenter une Carac, changer de métier, ou même gagner un deuxième personnage !

Des compétences sociales enfin jouables
La gestion des compétences sociales était jusque-là un sujet maudit. Le joueur faisait un magnifique discours pour lancer sa Compagnie de l’Anneau dans la Moria, puis il fallait lancer les dés, et patatras ! Raté, tout le monde rentrait dans la Comté… Jusqu’au Jet de Trouver Objet Caché soudainement exigé par le MJ.

La Comté, 700 bornes ?
Et en passant par la Vieille Route de l’Ouest ?

Les jeux PbTA inversent le paradigme, même s’il s’agit toujours de séduire, ou de manipuler. Mieux, il permet de le faire entre joueurs… Ce qui fait la différence, c’est qu’il y a toute latitude d’accepter ou de refuser.

Ainsi, à Dominion, la manœuvre PERSUADER est ainsi décrite :

  • Quand vous voulez forcer un interlocuteur à faire ce que vous voulez, expliquez ce que vous essayez d’obtenir de lui, et lancez 2d6+finesse.
    • Sur 10 ou plus, votre interlocuteur doit céder, au moins pour l’instant, ou vous donner l’ascendant.
    • Sur 7-9, votre interlocuteur peut vous donner quelque chose d’équivalent, à la place de céder.

Un PJ peut toujours refuser : il doit alors utiliser la manœuvre RESTER DE MARBRE. S’il rate ce jet, il peut devenir, selon le contexte, « honni »,
« fébrile » ou « maudit » (et perdre momentanément des points de Carac). On le voit, tout est géré : le libre arbitre du PJ ou du PNJ, mais aussi l’impact de sa décision.

Donnez-leur ce qu’ils veulent… et emparez-vous de ce à quoi ils tiennent !
Cette perte de contrôle, souvent évoquée par les MJ débutants en PbtA, n’est en fait qu’une illusion. Si l’on donne la main aux joueurs sur la création du monde, cela n’est pas sans supervision. Ainsi, dans mes 3 parties de Dune-Dominion, j’ai laissé mes joueurs créer leur Maison en toute liberté, tout en posant des garde-fous pour mon canon esthétique d’une aventure Dunienne. En l’occurrence, les joueurs dirigent une Maison chargée d’assurer le rôle d’Arbitre du Changement entre Atreides et Harkonnens. J’ai donc interdit la création d’une Maison puissante (pour les mettre en infériorité face aux deux autres Maisons), j’ai interdit des personnages Bene Gesserit, Ixiens ou Tleilaxu, qui leur auraient donné des leviers trop puissants.

En donnant la main aux joueurs, en leur accordant (presque) tout ce qu’ils veulent, on crée en réalité des opportunités de jeu, de conflit, de drama ! Tu veux une épouse très belle ? Elle te trompera avec ta sœur ! Tu veux une grosse bagnole, façon Interceptor ? Tu te la feras piquer !! Tu diriges la plus grande mafia de l’univers, avec une connexion avec la Guilde ? Une faction adverse se prépare à te déloger de là…

C’est le génie machiavélique des PbTA : les joueurs génèrent eux-mêmes leurs ennuis futurs. Que ce soit organisé par le jeu (Night Witches, Dominion) ou que cela se génère à la volée (Monster of The Week, Apocalypse World), les choix des joueurs font émerger des histoires paradoxalement solides, si l’on s’attache à bien les écouter et rebondir sur leurs idées. Il y a plus de bonnes idées dans cinq cerveaux que dans un seul. Et ces idées sont plus solides à leurs yeux, puisqu’ils en sont les inventeurs : « je l’avais bien dit, je l’avais prévu ! »…

***

On le voit, les PbTA tournent une page très importante du jeu de rôle. C’est à la fois la synthèse de 50 ans d’expériences cumulées de millions de joueurs, de milliers de jeux, de centaines de concepteurs. C’est aussi un virage, fondamental, de notre pratique : sortir du berceau wargame (arbitre « dur » et « impartial ») pour entrer, en adulte, au royaume des conteurs…  

Dans les année 90s, on parlait du jeu de rôle comme le 10ème art : et si c’était maintenant ?

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